Au revoir

خدا حافظ

Lorsque vous ouvrez ce blog, vous débarquez sur la dernière page. C'est comme ça. Évidemment, il  vaut mieux suivre d'emblée un fil chronologique. Alors, remontez le temps, utilisez la table des matières sur la colonne de droite, et commencez par le mois de juin qui s'ouvre sur son dernier jour. La table des matières permet alors de choisir le premier jour puis les suivants.
Sinon, la fenêtre en haut permet de cibler un thème à votre choix.
En gros, la première semaine concerne l'arrivée jusqu'à Kermân, puis du 14 juin au 10 juillet le trek proprement dit, et enfin les visites des villes Esfahân, Chirâz, Yazd, et Kâchân.


Mais, dommage ! Pour le "journal", maintenant c'est fini. Bon, ça va, il n'y manque pas un jour.


Bien sûr, je suis tenté de prolonger le voyage : posez-moi des questions ici, ou sur la page appropriée. Vous avez la possibilité de rester "anonymes" quitte à me laisser quand même vos prénoms et/ou vos initiales pour ma curiosité, ou bien choisissez  ma messagerie dont l'adresse figure sous mon "profil", colonne de droite.
Je sais bien que mon approche de l'Iran est très spécifique, et qu'il me manque quantité d'expériences, mais vous vous intéressez peut-être au même parcours que moi, lent et heureux d'un temps sans horloge.


En tous cas j'ai fait tout mon possible pour témoigner des richesses humaines, naturelles et architecturales de ce pays, et vous donner envie de vous y plonger avec la petite dose d'insouciance préconisée pour traverser les avenues. Merci de m'avoir accompagné ! Je vous quitte, cela va de soi, sur les berges de la Zâyandeh, et, ici même, sur le chemin que j'ai foulé :


Et l'an prochain, si Dieu le veut, un pays voisin...

PS : "l'an prochain" est maintenant passé.
Le pays voisin est le Tadjikistan.
Et le blog a suivi : http://pamirapied.blogspot.com/
La peinture aussi a suivi : http://pierre.hurteaux.free.fr/

Les pays suivants ont aussi leurs journaux et leurs blogs :
Le Kirghizistan en 2012 : http://kirghizieapied.blogspot.fr/
L'Arménie en 2014 : http://armenieapied.blogspot.fr/
L'Albanie en 2016 : http://albanieapied.blogspot.fr/
Chez Quentin en COLOMBIE, en 2017 : https://kachikine.blogspot.fr/
Le Tibet en 2018 : https://royaumedukham.blogspot.com/

D'autres empreintes digitales

Vendredi 31 juillet, de Téhéran à Paris, 57ème jour

Ce n’est pas notre meilleure nuit.
6h : la file pour l’enregistrement des bagages se constitue, longue et lente. L’inquiétude latente pour la sortie de Sylvie se réveille. Je répète qu’une bonne dose d’insouciance est indispensable pour profiter pleinement de ce voyage. Je n’en manquais pas jusque là, et j'écrivais ce qui suit dans le mail n°17 passé à la trappe :

"Allez, on y croit quand même.
Mais, de ? en ?, je ne conseille plus aux copains cette destination
pour détendre les nerfs,
pour gagner en sérénité,
pour se la couler douce,
pour évacuer les cauchemars,
pour buller benoîtement...
Mais si vous voulez vous forger l’âme, 

tester votre résistance, 
crier dans la rue,
perdre du poids,
venez ici,  c’est le paradis !"

Et, à l'évidence, c'est le paradis car nous aimons l'imprévisible, les questions sans réponses et les incertitudes. 
Je n’ai pas de doutes sur la validité du laissez-passer et du visa iranien de sortie, qui ont été visés et supervisés trente-six fois, bien que cela se résume curieusement à trois pauvres cachets qui empiètent les uns sur les autres au dos même du laissez-passer.


Mais il y a un mais !
Lors de la prise d’empreintes digitales à l’arrivée, un échange malencontreux entre celles de Sylvie et celles d’une autre française a probablement eu lieu. Non, a certainement eu lieu ! Mais peut-être a-t-il été rectifié. Nous le jouons à 1 contre 9. Autant dire sans espoir...
Or le visa de sortie a nécessité de nouvelles empreintes, et la comparaison des deux prises révélerait une différence fort suspecte et fort préjudiciable. Suspecte, car la première raison plausible sera celle d'une supercherie et d'une évasion organisée. Préjudiciable, vous me direz que c'est subjectif, mais viendriez-vous nous remplacer ? 
Moi, je n’ai plus que deux jours de visa, et je risque d’être expulsé en abandonnant ici Sylvie à son sort : depuis huit jours, j’imagine la scène des adieux ! Oui, oui, j'ai de l'imagination pour les scénarios. Allez, on reprend à zéro.

Sur le drapeau de la République,
l'emblème central figure le nom stylisé d'Allah :
اللّه
La queue avance et nous voilà devant l’hôtesse, qui tique et grimace à la lecture de notre paperasse. L’avis du responsable de l’enregistrement est requis. Il est conciliant, et pour les bagages l’avis s’avère vite favorable. Bon, si Sylvie reste en Iran, ce sera avec ce qu’elle a sur le dos. Mais, optimistes, nous savons qu’une barrière est franchie. La seconde queue n’est pas plus courte pour le passage des passeports et nous patientons. Au guichet certains voyageurs rebroussent chemin, sans beaucoup rire, disparaissent ou reviennent, mais aujourd’hui aucun n’est interpellé. C’est enfin notre tour : nous passons avant Marie-Hélène et Yvon pour aviser ensemble si Sylvie est refoulée.
Et là, l’employé ne pige que couic à cet imprimé trop ordinaire : comment accorder foi à une simple feuille A4 ?  Il demande le passeport !
In petto : "Le passeport est dans une poubelle à Chirâz ! C'est clair, non ?"
Il part. Il part avec le sacro-saint formulaire ! Ah ! Qu'il ne l'égare pas ! Et il s’en revient pas vraiment convaincu... Nous nous regardons dans les yeux... L'ordinateur ne retrouve pas Sylvie à l'entrée dans le pays.
J'ai une "fulgurance" in extremis : j’ai gardé sur moi, et non pas dans les bagages enregistrés, le dépôt de plainte à l’Ambassade. Il y figure le n° du passeport volé que je peux énoncer glorieusement pour la quinzième fois au moins. Mais, bon sang, qui le note ???
Bravo ! Grâce à lui, l’ordinateur retrouve Sylvie, elle est bien entrée en Iran, oui, et elle peut donc en sortir, oui ! Ah, bon ? C’est tout ?  
Nous voilà en zone internationale. Nous sommes sauvés. Les geôles d’Ahmadinejâd ne verront pas Sylvie cette fois-ci. A vrai dire, il n'en était pas question. Je dois être un peu manipulateur... Nous avons quand même une pensée pour Clotilde Reiss.
Nous n’avons été interrogés ni sur nos achats, ni sur nos photos, ni sur nos faits et gestes sur place. Tout est simple, et dans l’avion les femmes ôtent leur foulard en survolant le lac d’Oroumieh, à moins que ce soit celui de Van : nous quittons la République Islamique.
Merci, Ô Administration de la République Islamique pas plus tatillonne en fin de compte que notre Administration républicaine française : vous vous voyez petit touriste iranien à Paris sans papiers ?
Quel voyage ! Quelle chance de l’avoir vécu !
A Montparnasse, je quitte mon petit trio que la Bretagne attend, je vais voir Quentin avant son départ pour Barcelone, et rencontrer Wassily Kandinsky à Beaubourg. Paris est une fête.


Un électuaire

Jeudi 30 juillet, d’Esfahân à Téhéran, 56ème jour :

Nous commençons par nous dégourdir les jambes, cela fait décidément partie de nos activités citadines, et traversons la Zâyandeh, qui devrait couler d'ouest en est, puis sautons dans un bus pour atteindre en aval le plus vieux pont d’Esfahân, le Chahrestân pol.



Ce pont est très curieux, en dos d’âne asymétrique, convexe vers l’amont pour mieux résister aux crues, avec des arcades différentes les unes des autres, multipliées par de petites arches sur certaines piles. Et ces piles sont massives et arrondies. De plus un aqueduc court sur le tablier, et un pavillon d’octroi siège sur l’extrémité nord. Il franchit, nous y sommes maintenant habitués, un lit sec et craquelé. L'absence d'eau implique l'absence de courant, et pour moi c'est un élément d'orientation majeur qui disparait : je perds l'est et je perds l'ouest. Je veux dire que je perds le nord. D'autant que le soleil est au zénith ! Ce sont les deux seules raisons pour lesquelles le plan d'Esfahân est resté énigmatique à mes yeux, alors qu'Yvon y est comme chez lui. C'est ce que je prétends...



Pour le retour, nous attendons un bus qui nous lâche prématurément. Nous décidons de déjeuner d’une ma’djoun, mais cette fois le serveur est trop généreux, elles sont sucrées à l’excès, compactes et écœurantes. Yvon est là pour les finir. Depuis le 11 juillet, vous connaissez les ingrédients de la ma'djoun (chapitre "neufs, civilisés et vigoureux"), mais non son nom en français, et c'est bien dommage car il est à la fois évocateur et énigmatique (au moins pour moi). Prosaïquement, il signifie simplement "mélange", mais plus subtilement il signifie "électuaire" !  Or j'étais bien en peine de définir "électuaire" et encore de l'apparenter à cette glace roborative... Le dictionnaire m'a appris qu'il s'agissait d'un remède composé d'extraits de plantes, de poudres et de ... miel ! Exactement la recette de la ma'djoun si l'on utilise le lait en poudre, et si l'on considère qu'elle est prescrite pour grossir. Je suis très content : en Iran, je grossis médicalement en apprenant ma langue maternelle.



Nous rentrons à l’hôtel pour préparer nos valises, et apprenons qu’une réception de mariage s’y prépare pour ce soir. La nuit n’y aurait pas été paisible, mais peut-être palpitante. Nous croisons la mariée en grande tenue, blonde comme les blés, teint de porcelaine, lèvres de corail et yeux de velours : tous les clichés habituels, désolé, mais sur les photos personne n’y croit, c’est trop ! Et vous ?



Les liaisons sur internet sont rompues. Probablement pour endiguer la manifestation du quarantième jour de deuil dédié aux morts de l’élection présidentielle. Cette manifestation orchestrée par  Messieurs Moussavi et Karoubi est interdite. La ville de Téhéran serait-elle à nouveau coupée du monde comme le jour de la prière prêchée par l'hodjatoleslam Rafsandjâni mi-juillet ?
Au rendez-vous avec nous qu’elle a pris hier grâce à son amie réceptionniste, une étudiante en français arrive ponctuelle, souriante et très avenante. Elle est jolie, posée et réfléchie, et parle couramment français avec précision et peu d’accent. Pourtant elle n’a jamais quitté l’Iran. Elle espère poursuivre ses études à Téhéran. Nous prenons le thé ensemble à l’hôtel, puis une glace sur la Place Royale. Nous allons saluer notre marchand de tapis qui a des clients dans son magasin : les touristes occidentaux refont surface peu à peu.
Puis il faut bien qu’un taxi nous mène à l’aéroport, nous prenons la précaution d’y aller très en avance. En passant le portique, mon sac attire l’attention et je dois le vider pour prouver que ma gourde contient de l’eau et non de la vodka. Nous la reniflons en chœur. Interrogé, je crois devoir étouffer toute fantaisie, et j’avoue être ophtalmo. Alors c’était prévisible, il faut me pencher avec autorité sur tous les globes qu’on me présente. L’avion décolle à l’heure dite. A Téhéran, nous échouons un peu malgré nous dans un taxi, nous n’avons plus cette belle énergie pour compter trois sous, et nous rejoignons l’aéroport Khomeiny en guettant les traces éventuelles des manifestants. Le hasard veut que nous y retrouvions les trois jeunes bretons rencontrés à Esfahân puis Chirâz. Yvon et moi, malgré le scénario qui tourne dans ma tête, réussissons à dormir sur le sol adossés à nos sacs. 

چادر , مقنعه , روسری

ROUSARI, MEQNA'E, TCHÂDOR

S’il y a bien un sujet qui fâche, en France !, c’est le costume féminin iranien. Et, bien sûr, en premier lieu tout ce qui doit couvrir la tête. Lorsque vous suggérez, en France, qu’il y a de plus graves atteintes aux libertés, il vous sera rétorqué sèchement que le voile est un symbole. Négatif, cela va de soi. Et cet argument emporte tout dans une bouche occidentale. Pour ma part, je ne me heurte plus aux symboles, puisque chacun a les siens qui ne sont pas ceux d’autrui. Et je me plais même à être de mauvaise foi en affirmant avoir des amis amérindiens d’Amazonie qui sont catastrophés devant les exigences en caleçons de ma propre civilisation…
Alors, n’attendez pas de moi autre chose qu’un petit croquis presque objectif sur le costume féminin. Vous savez de toutes façons qu'à cette question d'appréciation ma réaction personnelle est une pirouette, et que je suis prêt à généraliser le tchâdor aux deux sexes (journal du 13 juillet, et PS ci-dessous). C’est très difficile de faire de l’humour, même noir, dans une langue mal maîtrisée, mais c’est encore plus difficile à interpréter pour votre interlocuteur iranien. Il a forcément des doutes et sa première hypothèse sera que vous ne savez pas vous exprimer. Et là, il aura raison. Donc, moi, je prête le flanc à la critique des uns et des autres. Mais "courageusement" je continue mon exposé !


Alors, faites au moins la différence entre les diverses options offertes en couvre-chef. Et n’allez plus confondre les iraniennes avec les afghanes et les qataries. Je crois vous avoir déjà parlé des touristes bahreïnies invisibles. Vous avez des images de burqa dans la tête, ne vous les mettez pas sur la tête !
Oui, quand même, il existe un masque qui couvre le visage en Iran, parfois rouge vif, porté par les femmes arabes de certains villages du golfe. Ce masque porte lui aussi ce nom : borqa’. Je n’en ai vu qu’un seul exemplaire porté à Chirâz. Il est donc exceptionnel et n’appartient pas à la tradition iranienne qui dévoile le visage (à moins, je crois, de remonter le temps jusqu'aux Sassanides).
     PS : Je comprends que je fais erreur en lisant "Vers Ispahan" de Pierre Loti. Il s'y plaint de ne voir aucun visage féminin au cours de son périple, car toutes les femmes des environs de Chiraz portent un masque de tissu blanc.

En pratique vous avez le choix entre trois voiles différents :

روسری

-    le foulard appelé rousari ("cela sur la tête") ou hedjâb, qui est la coiffure la moins contraignante. Il est parfois porté bien en arrière sur un chignon, et ses couleurs sont le plus souvent neutres mais assez variées avec ou sans motifs, noué ou non sous le menton. Pour Sylvie, c’est le foulard jeté sur l'épaule à la Benazir Bhutto, celui qu’adoptent les touristes occidentales et japonaises.

مقنعه

-    La cagoule ou guimpe, appelée meqna’é, qui encapuchonne la tête et le cou jusqu’aux épaules, de couleur unie souvent sombre, mais claire pour les très jeunes filles. Elle est obligatoire pour les fonctionnaires et les étudiantes. Il y avait une étudiante qui portait cette cagoule dans ma classe en France, et franchement nous n’y faisions plus attention. Mais, en été, c'est sûrement une contrainte.


چادر

-    Le tchâdor (tchador en français) est une vaste pièce de tissu de 6 mètres de long qui couvre la tête par dessus le voile et tout le corps. Il est le plus souvent noir, mais parfois clair et même bariolé dans les villages. En fait dans les villages et chez les nomades les tenues sont souvent très colorées et spécifiques, et n’ont rien de commun avec celles des villes. J’avoue qu’à mes yeux les tchadors noirs des villes sont trop nombreux et déprimants à la longue.


PS : j'apprends que j'apporte ma petite pierre à un édifice déjà constitué. Il ne s'agit pas du tchador, mais c'est tout comme : un couturier britannique propose depuis plusieurs mois un modèle de burqa pour hommes, et la journaliste française Pierrette Fleutiaux écrit toute une chronique sur ce thème. Alors mea culpa, je ne voulais pas sacrifier à l'ironie occidentale. Nous sommes tous les mêmes. 

Mille et une nuits

"Devine où nous dînons ce soir", mail n°25

Grande première !



Nous avons commandé des kabâbs et du khorecht-é mast pour Yvon, des glaces frisées en cornets évasés, des grelots pour le son, des étoiles et la lune au plafond, des coupoles et des minarets comme décor, et des spectateurs bon enfant en famille en pagaille.
Où dînons-nous ?



Ce soir, comme il se doit à Esfahan, pour être dans le ton et vivre l'instant où tout bascule, car il y a un avant et il y a un après, à 8 heures, quand le soleil se couche, nous sommes là, nous nous installons en habitués fidèles à même la pelouse encore tiède.
Oui ! Nous pique-niquons de nuit au coeur du Meydân !



En esfahânis accomplis, nous dînons sur "la carte du monde", la Place Royale qui nous éblouit, qui nous offre ses jets d'eau aériens, ses 1320 mètres d'arcades illuminées, sa pelouse de polo, son palais, ses mosquées, et surtout sa féerie éternelle.



Yvon et moi avions prévu de longue date, deux mois tout au plus, d'y convier en grande pompe, avec nos petits cabas bretons, Marie-Hélène et Sylvie pour le dîner des séductions.
Nous sommes les maris qui ouvrent les horizons !
.......modestes, avec ça.....
Ben, c'est vrai, quoi, parmi vous, en tous lieux, en ces heures, et pour dîner sur l'herbe, qui, dîtes-moi, rivalise avec nous ?



Commentaires des photos :
- Les deux premières illustrent le khorecht-é mast, considéré comme un dessert. Ingrédients : viande de poulet ou de mouton bien cuite avec du sel et écrasée (en bouillie), sur laquelle vous ajoutez et mélangez le yaourt avant de verser le tout dans une casserole pour le réchauffer avec du safran et du sucre, puis vous décorez le plat avec des pistaches ou de l'épine-vinette (et non des groseilles !!!).
- Sur la troisième photo, nous vous faisons saliver avec nos kabâbs enrobés dans le pain. Vous savez que le pain ici a tout d'une galette. Sylvie porte ses lunettes noires, non pour passer incognito, mais parce que les autres sont dans le sac qui a disparu à Chirâz.
- La 4ème photo est là pour bien vous prouver que nous ne sommes pas les seuls à pique-niquer. Nous sommes bien entourés, et chacun a son espace vital.
- Et la 5ème est un peu floue, car la nuit est tombée, les illuminations illuminent !
Ces photos sont prises par Marie-Hélène et Yvon.

Suivre la mode

MERCREDI 29 juillet, Esfahân, 55ème jour :


Nous visitons le parc et le palais de Tchéhel Sotoun, les Quarante Colonnes, dont la façade se reflète parfaitement dans son bassin. Les vingt hautes colonnes, et leurs vingt reflets, ont cet élan qui rompt la pesanteur. Les fresques intérieures sont impeccables, et témoignent de l’époque de Chah Abbas II, le XVIIème siècle, avec force détails.


Nous traversons le parc du palais Hacht Béhecht, les Huit Paradis, où nous faisons une pause sur un banc devant les jets d’eau toujours exubérants dans le soleil.


Nous retournons ensuite au bazar, chez notre sympathique marchand de tapis, qui ne se laisse pas démonter par ma décision affichée de me contenter d’un seul exemplaire, et j’en suis pour mes frais d’acteur peu convainquant, j’accepte qu’il empaquète les deux tapis sans réduction de prix. Ensuite, nous longeons les vitrines de mode masculine et essayons les petites chemises ultracourtes et hyper-cintrées qui nous permettront de jouer nos rôles de jeunes premiers pour l’anniversaire de Marie et Tatoize. Les tailles des étiquettes sont fantaisistes, et à force de vouloir suivre les canons iraniens nous finissons presque boudinés, même moi !
Pour déjeuner alors, à l’hôtel, un bol de mâst, pas plus, ça suffira…
Nous descendons une fois de plus le boulevard Tchahâr Bagh pour aller écrire sur internet, c’est la dernière séance, et nous sommes bavards. Au retour, nous passons derrière le palais Ali Qâpou dont les travaux sont bel et bien en cours. Vous vous rappelez sa façade sur la Place Royale, garnie d'échafaudages. Vu ainsi, c'est un peu curieux ce palais du XVIIème sur ce qui semble un parking souterrain.


Nous réalisons un peu tard qu’il faut confirmer nos billets d’avion, ce serait le comble si nous n’en avions plus par négligence !
Nous courons chez Iran air. Aïe !  Pour cela il faut les passeports qui sont à l’hôtel. Cette fois, Yvon seul se dévoue pour le trajet aller-retour. Avouons pourtant que parcourir les rues dans tous les sens nous aura toujours plu et bien distraits : comme aujourd’hui nous en aurons fait des kms et des kms sur leurs trottoirs. Marcher sans sac sur le dos est un plaisir.
Oui, d’accord, mais avec le sac, dans la campagne c’était mieux encore !
Chaque heure est belle, nous sommes en ville, ce soir nous adoptons les usages des citadins, nous sacrifions à la mode du pique-nique pour dîner.
Où ? Sur la pelouse du Miroir du Monde évidemment !
Et la soirée se termine dans la tchaïkhâné où nous attendons en vain Farhâd et Samira.


Aïe ! Il y a un oeil qui me poursuit !
Il est déguisé, mais je le reconnais.
C'est l'oeil de l'Administration...


Apprendre une chanson

MARDI 28 juillet, Abyâneh, 54ème jour :




Nuit dans cet hôtel cossu, bien décoré, bien entretenu, surplombant le village et la vallée. Le personnel est charmant. Nous nous relaxons au mieux dans cette atmosphère de campagne, déambulons à nouveau dans le village, entrons dans les échoppes, et les maisons où nous achetons des prunes séchées et des pétales colorés.



Yvon offre à Marie-Hélène le collier bleu assorti aux boucles d’oreilles qui va la réconcilier avec le port du voile en le maintenant enfin sur sa tête avec  naturel. Elle pose ainsi pour la couverture de Zanân, « Les Femmes », à acheter lorsque le journal interdit paraîtra à nouveau. J'attends l'autorisation de divulguer la photo... et vous propose le livre de Shahla Sherkat :

 
 زنان

Nous gravissons la crête opposée pour admirer les maisons dans leur écrin entre végétation et rochers, jusqu’au mur d’enceinte de la citadelle encore encadrée de quatre tours.



Nous rencontrons un groupe de jeunes femmes qui nous apprennent avec enthousiasme une chanson d’anniversaire en persan, enregistrée par Yvon en vue des 50 ans de Marie et Tatoize. Avec elles, nous répétons plusieurs fois l’air, rythmé par la musique d’un torrent, et je note studieusement les paroles qui promettent un siècle de bonheur.


 تولدت مبارک

tavalodet-é mobârak (ta maissance bénie)

Nous restons déjeuner à l’hôtel où la patronne nous offre gracieusement âbgoucht et condiments, et déplore l’absence de riz (digne de ce nom ?) à Paris. Il faut avouer que le riz iranien est le meilleur au monde.
De Kachân, un taxi pour Esfahân va venir nous chercher tous les quatre, à 15h pour 160 km et 40 khomeinys (35 euros). Trajet sans histoire, si ce n’est une indifférence vis-à-vis du dernier sens interdit : disons qu’il était mal placé, juste avant la venelle de l’hôtel Sonati où nous retrouvons la même chambre que la dernière fois. Nous sortons faire les courses : des boîtes en os de chameau, une nappe, un sac, une tenue pour Valentin.


Sur la droite de la photo, la toile imprimée d'Esfahân,
قلمکار

Ces trois derniers achats sont en toile imprimée typique d'Esfahân, nommée qalamkâr, terme traduit par "indienne" ou "perse", qui signifie "ouvrage à la plume ou au pinceau" : en fait les motifs sont appliqués couleur après couleur avec ces tampons de bois :



Pour le plaisir, nous passons revoir les tapis nomades qui nous tentent, mais nous prenons encore le temps de la réflexion. Il faudrait qu'Yvon nous fasse l’avance pour ces tapis bakhtiâri et qachqâ’i très séduisants, car nous sommes sur la paille après notre découverte de Téhéran. Nous dînons sous la coupole Lotfollâh, et une iranienne qui a vécu en France et dont le mari était dans l’énergie nucléaire traite Ahmadinejad de dictateur comme elle parlerait de la pluie ou du beau temps, sans effusion.



Nous sommes contents de retrouver Esfahân, et la place Naqch-é djahân qui nous semble la plus belle au monde. Et nous réalisons bien que cette beauté doit pour beaucoup aux esfahânis. L'animation chaleureuse du bazar se renforce des plaisirs partagés entre promeneurs, piqueniqueurs et enfants en calèches, tous gourmands de leurs glaces préférées, et c'est cette vie quotidienne et ordinaire qui sublime l'architecture, mieux encore que les illuminations et les jets d'eau.






En car

Puisque nous venons de faire 492 km en car, aller-retour, je vous passe un petit film sur les us et coutumes à bord de ce moyen de transport, disponible, confortable et peu onéreux.


Les cars affichent toujours des symboles et des emblèmes.
Ici, le Dieu des Zoroastriens.

-    Vous respecterez l’horaire de départ après avoir réservé votre place en passant d’une compagnie à l’autre dans le "terminal", sous les cris obsédants des rabatteurs. Vous croyez que passer d'une compagnie à l'autre est signe de pingrerie, ou quête d'une destination ? Non ! Les tarifs sont déjà minimalistes, et les destinations sont aboyées à qui mieux mieux. Ce qu'il faut rechercher, pour nous qui dressons des autels à Chronos, c'est l'heure d'embarquement qui nous convient. Cette heure vous l'obtiendrez, mais c'est bien pour vous faire plaisir. Ensuite, le chauffeur aura son mot à dire et sera beaucoup plus fantaisiste. Vous avez donc payé votre billet pour une destination précise, et à une heure donnée. Il faut encore trouver le car parmi la vingtaine de véhicules alignés. Heureusement, le billet attribue un numéro au car, il suffit de savoir lire les chiffres vraiment arabes. Si vous prenez du retard, vous aurez toujours la possibilité de voyager de nuit, c’est moins cher encore.


Cette fois, le numéro est en chiffres "arabes pas vraiment",
pour me faire mentir une fois de plus !
Il aurait dû être écrit :
۱۲
 Attention, les mots sont écrits de droite à gauche,
et les nombres de gauche à droite.
Exemple : nous sommes actuellement en 1388 :
 ۱۳۸۸

-    Un « intendant » va veiller sur votre confort, et encore plus sur la propreté facilitée par le petit sac-poubelle dont chacun dispose sur son accoudoir. Il va charger vos bagages dans la soute et vous attribuer des bracelets numérotés. Il récolte les tickets ou les vend au besoin. Il va vous distribuer une collation : gâteaux secs et fourrés, barre de céréales et jus de fruit. Il va vous expulser au petit bonheur la chance aux environs de votre destination. Vous serez alors somnolent et surpris, il fera nuit bien sûr et vous oublierez des broutilles ou l’essentiel derrière vous. Tétanisés sur le trottoir vous n’aurez plus le temps de réagir.


 Toujours trône la mascotte en peluche.
 Ici, sur la fontaine d'eau fraîche.

-    Oui, il y a une grande liberté de manœuvre, et il est souvent "inapproprié" de faire un détour jusqu'à la station officielle, vu l'heure. En contrepartie, ne perdez pas votre temps en détours vous non plus, vous pouvez prendre le car au vol, ou descendre à l’improviste. Nous n’avons pas tenté le coup, peu débrouillards pour deviner les itinéraires, et déjà contents d’être toujours montés finalement dans le bon véhicule.



-    Dans le car une fontaine d’eau fraîche, jamais à sec, est à votre disposition avec des gobelets jetables, pour boire ou pour peindre à l’aquarelle. Mais les toilettes sont par contre condamnées. Nous avons admiré le stoïcisme des enfants qui attendent un arrêt. Au milieu du trajet, vous aurez en effet droit à une pause dans un boui-boui ou un restaurant, et prendrez le temps d’un repas complet, car les parcours sont longs entre les villes.


Le boui-boui, en bord de route.

-    Alors vous vous distrairez en regardant un film en vidéo, et ce sera le même d’un car à l’autre pendant huit jours, si bien que vous finirez par comprendre l’intrigue et les peines de cœur qui pourraient paraître injustifiées au premier abord.
Nous sommes incollables sur « Les expulsés 2 » qui alterne scènes de guerre affreuses et franche pantalonnade. Nous attendons la version française pour saisir le lien qui les unit… Les actrices iraniennes sont toujours ravissantes, et survoltées bien que fort élégamment voilées d’un bout à l’autre.


Le chargement des bagages.

-    Des colporteurs ou des mendiants seront autorisés à monter un par un, lors de brefs arrêts, ou lors des contrôles de police systématiques pour lesquels le chauffeur s’éclipse en courant. Vous achèterez ainsi des bananes, des gâteaux secs, des boissons. Peut-être ferez-vous semblant de dormir.


 Ici, c'est un minibus, qui relie les villes sur les distances moyennes.

- A l’arrivée vous serez assaillis par une horde de taxis de toutes les couleurs, et votre fatigue vous fera perdre patience. Vous deviendrez radins, susceptibles et suspicieux. L’expérience que vous accumulerez n’aura aucun effet bénéfique, et vous finirez par redouter la sortie du car. D’autant que vous savez maintenant y avoir oublié « quelque chose ».


Et ici, c'est un arrêt de bus : vous y voyez trois touristes fatigués.
Le photographe serait-il plus tonique ?
Remarquez l'urne pour les déshérités et les martyrs.
Ces urnes pullulent en ville et en campagne et  ne sont pas symboliques,
elles reçoivent effectivement des oboles.

Menaces disciplinaires

LUNDI 27 juillet, de Téhéran à Abyâneh, 53ème jour :

Alipour n’est pas libre, et notre nouvel interprète arrive en retard. Sylvie, sous tension maximale, et impatiente d’expédier les dernières formalités, le rabroue, alors qu’il va s’avérer charmant. Nous avons bien compris avec Mehdi puis Alipour que ce rôle d’intermédiaire n’est pas une partie de plaisir. Nos interprètes nous semblent toujours anxieux, et marchent sur des œufs ou des charbons ardents. Nous réalisons que c’est la confrontation avec l’administration de la République qui les perturbe ainsi, car rien n’est jamais joué et les mauvaises surprises vous guettent à tout instant. Parfois très mauvaises. Est-ce mon imagination ?
Sylvie entre donc ainsi accompagnée dans l’immeuble des Forces Disciplinaires à 8h15.
Je suis indésirable, même dans le hall d’où je suis expulsé, et m’installe sur un banc dans la rue. Là, je patiente, et me résigne. Je me fonds dans le paysage au point que je suis interrogé par trois fois en persan pour un renseignement. Je vous ai fait partager cette attente dans le mail n°24, intitulé « L’esprit vagabond » dont vous avez suivi les méandres. Trois heures comme ça, à patienter devant ce panneau que je n’ai pas eu l’audace de photographier et qui me nargue. Je le lis, je le relis, je m'en imbibe :
« BUREAU des FORCES DISCIPLINAIRES envers les ÉTRANGERS » (sic).
Franchement, il faut le faire ! Savoir ainsi créer l’ambiance adéquate dès l’entrée, c’est tout un art ! Allez vous étonner que l'on n'y entre pas en chantonnant. Sylvie s'y aventure donc bien voilée, sans fioritures et avare de couleurs : l'auto-discipline est là, avant même de passer la porte.
Auto-censure et auto-discipline, c'est une façon de responsabiliser le citoyen.
Longtemps après elle apparaît enfin, ébranlée mais exaucée ! Elle est passée d’étage en étage et de bureaux en bureaux, et encore, et encore, pour finir sous les humeurs délétères du butor d’hier, qui était toujours constipé. Avant que le vent tourne, nous partons en vitesse vers le terminal des bus pour Kâchân, dans un taxi vert, ceux affectés aux hôtels, les plus ruineux, vite fait, bien fait.



En car, nous passons devant Qom, ville religieuse entre toutes, et déposons quelques pèlerins.



Puis à Kâchân encore un taxi pour Abyâneh, les minibus promis n’existent pas. Nous longeons les abords du site nucléaire de Natanz, enfoui en profondeur, dont nous ne voyons que les défenses antiaériennes. Puis, après avoir remonté la vallée, nous retrouvons Marie-Hélène et Yvon à 16h fiers de nos prouesses de célérité administrative. Abyâneh est un tout petit village sur les contreforts du  Kouh-é karkas, la montagne des vautours, classé au Patrimoine mondial, et fréquenté par les citadins en quête de fraîcheur.



D’emblée Abyâneh nous séduit par son calme, sa vallée de verdure qui évoque notre rivière, et la cour de sa petite mosquée ouverte sur la montagne, dominant les noyers.



Entouré de hautes colonnes de bois, le bassin turquoise est cerné de rigoles impétueuses, et couvert de deux ancestrales treilles de vigne dont les gros troncs ont cinq mètres de haut.



Comme partout, la "fontaine" d'eau fraîche est disponible. Ici, elle est bien briquée, vous y voyez le ciel, la treille, la vigne et son cep s'y refléter sous les coupelles gravées qui servent à boire. Trois coupelles, trois robinets.



Marie-Hélène et Yvon ont déjà leurs habitudes et nous guident dans les ruelles où les maisons de pisé ont la couleur rouge de la terre, et s’ornent de claustras géométriques sur portes, fenêtres et balcons, tous en bois travaillé.






Nous nous réjouissons de rencontrer enfin les tchâdors colorés, et même bariolés, typiques de ce village : les assortiments de motifs et de couleurs sont très fantaisistes à nos yeux, mais quelle gaieté !



Les femmes y semblent beaucoup moins distantes que celles qui n’osaient nous regarder le long de la Zayândeh. Nous prenons une glace sur une terrasse où elles viennent papoter en riant.



Sylvie rêvait de ce village depuis longtemps. Il lui offre une escale et un havre de sérénité. Je garde mes appréhensions pour moi, et j'en fais un suspens pour vous...