Un électuaire

Jeudi 30 juillet, d’Esfahân à Téhéran, 56ème jour :

Nous commençons par nous dégourdir les jambes, cela fait décidément partie de nos activités citadines, et traversons la Zâyandeh, qui devrait couler d'ouest en est, puis sautons dans un bus pour atteindre en aval le plus vieux pont d’Esfahân, le Chahrestân pol.



Ce pont est très curieux, en dos d’âne asymétrique, convexe vers l’amont pour mieux résister aux crues, avec des arcades différentes les unes des autres, multipliées par de petites arches sur certaines piles. Et ces piles sont massives et arrondies. De plus un aqueduc court sur le tablier, et un pavillon d’octroi siège sur l’extrémité nord. Il franchit, nous y sommes maintenant habitués, un lit sec et craquelé. L'absence d'eau implique l'absence de courant, et pour moi c'est un élément d'orientation majeur qui disparait : je perds l'est et je perds l'ouest. Je veux dire que je perds le nord. D'autant que le soleil est au zénith ! Ce sont les deux seules raisons pour lesquelles le plan d'Esfahân est resté énigmatique à mes yeux, alors qu'Yvon y est comme chez lui. C'est ce que je prétends...



Pour le retour, nous attendons un bus qui nous lâche prématurément. Nous décidons de déjeuner d’une ma’djoun, mais cette fois le serveur est trop généreux, elles sont sucrées à l’excès, compactes et écœurantes. Yvon est là pour les finir. Depuis le 11 juillet, vous connaissez les ingrédients de la ma'djoun (chapitre "neufs, civilisés et vigoureux"), mais non son nom en français, et c'est bien dommage car il est à la fois évocateur et énigmatique (au moins pour moi). Prosaïquement, il signifie simplement "mélange", mais plus subtilement il signifie "électuaire" !  Or j'étais bien en peine de définir "électuaire" et encore de l'apparenter à cette glace roborative... Le dictionnaire m'a appris qu'il s'agissait d'un remède composé d'extraits de plantes, de poudres et de ... miel ! Exactement la recette de la ma'djoun si l'on utilise le lait en poudre, et si l'on considère qu'elle est prescrite pour grossir. Je suis très content : en Iran, je grossis médicalement en apprenant ma langue maternelle.



Nous rentrons à l’hôtel pour préparer nos valises, et apprenons qu’une réception de mariage s’y prépare pour ce soir. La nuit n’y aurait pas été paisible, mais peut-être palpitante. Nous croisons la mariée en grande tenue, blonde comme les blés, teint de porcelaine, lèvres de corail et yeux de velours : tous les clichés habituels, désolé, mais sur les photos personne n’y croit, c’est trop ! Et vous ?



Les liaisons sur internet sont rompues. Probablement pour endiguer la manifestation du quarantième jour de deuil dédié aux morts de l’élection présidentielle. Cette manifestation orchestrée par  Messieurs Moussavi et Karoubi est interdite. La ville de Téhéran serait-elle à nouveau coupée du monde comme le jour de la prière prêchée par l'hodjatoleslam Rafsandjâni mi-juillet ?
Au rendez-vous avec nous qu’elle a pris hier grâce à son amie réceptionniste, une étudiante en français arrive ponctuelle, souriante et très avenante. Elle est jolie, posée et réfléchie, et parle couramment français avec précision et peu d’accent. Pourtant elle n’a jamais quitté l’Iran. Elle espère poursuivre ses études à Téhéran. Nous prenons le thé ensemble à l’hôtel, puis une glace sur la Place Royale. Nous allons saluer notre marchand de tapis qui a des clients dans son magasin : les touristes occidentaux refont surface peu à peu.
Puis il faut bien qu’un taxi nous mène à l’aéroport, nous prenons la précaution d’y aller très en avance. En passant le portique, mon sac attire l’attention et je dois le vider pour prouver que ma gourde contient de l’eau et non de la vodka. Nous la reniflons en chœur. Interrogé, je crois devoir étouffer toute fantaisie, et j’avoue être ophtalmo. Alors c’était prévisible, il faut me pencher avec autorité sur tous les globes qu’on me présente. L’avion décolle à l’heure dite. A Téhéran, nous échouons un peu malgré nous dans un taxi, nous n’avons plus cette belle énergie pour compter trois sous, et nous rejoignons l’aéroport Khomeiny en guettant les traces éventuelles des manifestants. Le hasard veut que nous y retrouvions les trois jeunes bretons rencontrés à Esfahân puis Chirâz. Yvon et moi, malgré le scénario qui tourne dans ma tête, réussissons à dormir sur le sol adossés à nos sacs. 

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