Le petit chapardeur

MARDI 30 juin, 16ème jour de trek :

Mauvaise nuit, la tente est inclinée, nous dériboulons lentement, Yvon a mal au crâne, et j’ai la déripette. Les chiens, à 1 km, ne cessent d’aboyer. Réveil à 5h30 et sursis jusqu’à 6h. Froid glacial pour les mains, et départ en polaire. Le soleil se lève.
Nous rejoignons la route d'Aligoudarz, puis le village voisin pour trouver de l’eau, chez une femme timorée. Après un petit-déjeuner de gâteaux, pain et beurre, au carrefour d'une piste où nous regardons passivement traverser moutons et chèvres sous la houlette précise de trois adolescents, nous nous heurtons à un village de vacances clos sur un étang marécageux, et cherchons en vain un sentier. Nous ne sommes plus habitués au trafic routier et il est hors de question d'emprunter le bitume. Ni, disons-le, d'être en situation de "contrôle".
Le sentier, nous le dénichons plus loin, du côté gauche de la route, qui se dirige, à vue d’œil, à travers champs vers le nord. Un jeune homme soutient mordicus que ce n’est pas possible d’aller par là « piâde » jusqu’à Aligoudarz. Sa mère qui comprend notre rejet des mâchinn,  kâmioun, et autres otoubous, sur la khiâboun (route), confirme notre choix. C’est une originale ! Pour tous les autres iraniens, il n’y a que l’Asphalte qui compte, et il faut l’emprunter en voiture, taxi ou minibus, à la rigueur en tracteur, mais jamais, non jamais à pied !  Âsfâlt, il faut le savoir, est un mot persan, et on l’utilise autant qu’on l’emprunte. C’est vrai qu’il n’y a pas de chemins pédestres organisés, évidemment, mais des pistes villageoises un peu imprévisibles, sur lesquelles nous sommes très doués pour ne pas perdre le nord.
Mais pourquoi marcher ? Quel est votre but ? Où est votre voiture ?
Je réponds que nous faisons du « sport », et on veut alors systématiquement nous envoyer en montagne faire de l’alpinisme, c’est plus prestigieux.



Nous croisons des tentes du Croissant Rouge, utilisées lors de la guerre Iran-Irak lorsque toute la population du Khouzestân, ou presque, a dû fuir les chars et les bombardements de l'envahisseur.  



Nous rencontrons des ouvriers agricoles dans des champs bâchés, où ils plantent des pastèques.



Nous arrivons dans un hameau aux trois-quarts en ruines, et demandons de l’eau à un petit garçon, qui nous mène chez lui où sa mère nous invite à entrer. C’est la première fois que nous sommes reçus hors de la présence des hommes, et où une femme nous tient compagnie. Elle est réservée, mais se détend avec naturel et enjouement. Elle nous apprend qu’elles sont deux épouses pour l’homme de la maison, et qu’elle est la plus jeune. L’autre est, de fait, beaucoup plus discrète. Nous ne comprenons pas bien si les dix garçons et les trois filles sont les siens propres, ou ceux de la maisonnée. Par mansuétude, je penche pour la seconde hypothèse. Les enfants se font photographier, toujours sérieux comme des papes devant l'appareil malgré mes exigences pour « voir leurs dents » : à ce moment j’ai oublié comment dire "sourire". Quel cancre ! Ils se moquent de moi avec des fous rires, et veulent échanger ma gourde rouge contre une bouteille de plastique.



Ensuite, c’est la fournaise, 39°6, avec un léger souffle par moments, mais nous avançons, avant de nous réfugier au bout d'une heure dans une carrière de marbre. Là,  nous constatons que nos sacs ont été visités : plus de couteaux ni dans l’un, ni dans l’autre, plus de jumelles, plus de biscuits… Le couteau suisse était notre seul ouvre-boîte pour le thon. Par miracle, le passeport d’Yvon et nos devises n’ont pas disparu ! Je décide de retourner dans la maison de ces petits chenapans, et Yvon va garder les sacs pendant deux heures. Dans la cour, les chiens se jettent sur moi malgré les ultrasons, et l’un déchire largement mon pantalon, sans trop érafler mon mollet, et sans déclencher d’émotion chez les habitants. Deux hommes fument le qaliân et la « coca ». Le qaliân, ici, c’est simplement le narguilé. Avec diplomatie, j’explique que j’ai « oublié » mes couteaux et mes jumelles dans la maison, et qu’il faut m’aider à les retrouver. Aucune réaction, car ils étaient à Aligoudarz, ne savent rien, et restent affalés par terre. Leur apathie cache mal leur mauvaise volonté. Le père présumé des 13 enfants a une tête de potentat déclassé, et je suspecte sa connivence. Je me résigne à m’en aller bredouille et en lambeaux, mais j’affirme qu’il y a un voleur dans la maison. Cela ne les émeut pas plus. Tant pis, qu’ils ruminent ! Ils sauront que je ne suis pas dupe. Yvon me voit revenir bien dépité. Inch'Allah. D'ailleurs, c'est écrit sur le champ, regardez bien...



J’ai vu un lièvre, et plus tard un curieux scorpion mâtiné d’araignée, instable et caractériel alors que je veux le photographier. Nous mettons le cap sur le premier village visible, car je suis « déshydraté », et nous sommes accueillis dans une belle maison où les tapis abondent, et où les poutres des hauts plafonds, blondes, en peuplier, éclairent les pièces. Jus de citron frais, pain, mâst, concombres, fromage et thé nous comblent. Dans ce luxe, je suis un peu surpris par les toilettes extérieures, dont le portillon à claire-voie, muni d’un loquet en vieux câble, cache mal un simple trou dans le sol et un broc d’eau. Rien d’autre, rien de rien, mais c’est l’essentiel. Notre hôte nous guide sur une crête voisine, et nous indique le chemin à vol d’oiseau, à travers vallons et champs. Après avoir quand même proposé sa voiture, voilà le second qui ne nous envoie pas d’office sur l’asphalte ! Il est déjà 7h et nous décidons de camper dans une bergerie moderne désaffectée, où les grandes stalles nues en béton feront un décor à la Enki Bilal. Il nous manque le maquillage bleu. Mais un type nous apostrophe et nous déloge : malgré toute sa bonne volonté, il ne peut imaginer que nous soyons des héros de bande dessinée, et veut nous coucher prosaïquement sous un toit. Il me saisit fermement par un bras quand je refuse, et ce contact est très nocif : nos ondes s’affrontent. Vous savez maintenant que les miennes sont cosmiques, et mal maîtrisées je l’avoue, et alors j’explose. Décontenancé, il a recours aux merveilles de la technologie terrestre et saisit son portable. Je n’ai pas d’arme équivalente, mais j’en profite pour m’esquiver. Nous forçons la marche en pestant, jusqu’au crépuscule. Une cuvette dans un champ de blé nous protège alors des regards. Nous n’avons plus aucun couteau pour ménager une sortie par l’arrière de la tente…

Échapper à la noyade

LUNDI 29 juin, 15ème jour de trek :



Nous avons réglé le réveil à 5h30. Il fait trop chaud entre 13h et 16h. La température est parfaite au lever du jour.

 

Nous commençons par une longue et lente ascension, puis redescendons sur un canal d’irrigation tout neuf, avec un fort débit entre des murets de pierre, qui nous mène dans un étroit défilé.  Au passage devant un hameau, un  paysan nous accompagne et, comme vous voyez, je laisse Yvon s'exprimer avec effusion en lori.  Evidemment, je tends l'oreille par curiosité, et un brin perplexe : dans ces campagnes, nous n'avons jamais rencontré d'interlocuteur anglophone et encore moins francophone, et là ils n'utilisent même pas leurs mains. Yvon est trop doué !
Par contre, je réalise qu'il porte son pantalon percé : d'un côté la déchirure est discrète, mais de l'autre la poche passe au travers. De quoi avons-nous l'air !


 
Hélas, le chemin bute sans issue sur un éboulement du canal qui s’échappe en une puissante cascade bouillonnante. Le passage est possible grâce à trois grosses pierres à moitié submergées dans les remous. Yvon tente la traversée, s’élance : je le vois glisser sur la pierre du milieu, sur laquelle il plonge à plat ventre, et s’y cramponner, à deux doigts d’être emporté.  Il est trempé jusqu’à la taille, mais son sac est sec. Son tibia droit est à vif. Et où serais-je allé chercher des secours, s'il s'était fracturé, noyé et congelé ? Je ne suis pas faraud, et lui lance mon sac de toutes mes forces avec succès. J’étais nul au lycée en lancer de poids, mais la situation exige de vraies prouesses. Fort de cet exploit, je lance mes lunettes, mon chapeau, et ma polaire précieuse qui rembourre ma carcasse. Je m’aventure ainsi allégé, non comme un cabri écervelé, mais comme une araignée hydrophobe. Ça marche sans grande élégance, et je ne mouille qu’un seul pied.



Ensuite le défilé prend des allures de canyon, et nous cheminons sous des aubépines et des saules qui ont les pieds dans l’eau, puis nous remontons sur la crête péniblement.


 
Nous redescendons sur un chantier de grands travaux pour un tunnel-aqueduc, et je suis allé chercher cette photo dans la collection d'Yvon, car depuis notre interrogatoire à Massir, je tremble pour mes photos des élections, et je n'aggrave pas mon cas : nous ne savons jamais ce qui est franchement autorisé. Là, avec certitude, je prétends qu'il est trop facile de nous reprocher ce cliché...
Puis nous entrons dans des champs en quête de thé, mais je confonds le vocabulaire, et nous voilà penauds avec des feuilles de thé en sachet que le gamin est allé chercher en courant dans sa tente, et nous n'allons quand même pas faire la fine bouche. « khochk » pour ce thé proposé signifie en effet "sec" : j’apprends le mot studieusement.
La plaine molle qui suit est dominée par une chaîne striée de neige. Une brume de chaleur estompe l’horizon.



En croisant un canal cimenté et propre, où le courant est glacial,  je prends un bain, flottant allongé sur le dos. En short, je me réfugie sous un petit pont au passage d’une moto, persuadé qu’elle ne pourra résister à la tentation d’une conversation malgré ma tenue.
Eh bien, non ! Elle ne ralentit pas.
L’épicerie de Tchanegong est pauvre, sur terre battue, dans un village où les filles lavent la laine tondue à même le caniveau. Nous y trouvons des jus de fruit, des gâteaux fourrés, de la confiture, et on nous offre généreusement le pain et le beurre avec le sourire. Nous allons déjeuner, comblés par cette générosité, mais accablés par la chaleur, hors du village, dans un verger de jeunes noyers, à l’ombre certes, mais dans un nuage de mouches qui diabolisent notre sieste.
Deux gars à moto viennent nous chercher pour un thé servi dans la belle maison du village minable : grandes pièces de réception couvertes de tapis, où télévision et ordinateur trônent. Nous sommes à nouveau surpris par le décalage entre l’environnement et le luxe intérieur. En fait, à 16h30 c’est un repas complet pour nous avec spaghettis bolognaise par assiettées, dough et mâst à volonté : ma fringale permanente me permet de tout ingurgiter, mais pour Yvon, c’est un peu pénible. Nous laissons voir nos photos sur l’écran, et il y a un petit flottement dans l'air quand je flotte dans l'eau... Nos hôtes semblent bien peu respectueux de l’ayatollah Khomeiny, et regrettent l’ancien régime.



Nous repartons sur une piste poussiéreuse et fréquentée qui nous assomme.  Cola et cerises dans un village. A la recherche d’un coin pour dormir, nous échouons à l’entrée d’un autre village, où un pont enjambe un ruisseau dégoûtant, où les enfants braillent à qui mieux mieux, où les chiens aboient en chœur, et où un sale type ingurgite nos cerises négligemment sans un merci. Son vocabulaire est effroyablement stérile et cauchemardesque. Ce soir, je suis muet, définitivement.
Aïe ! Yvon ne sait pas dire « muet » en persan !



Nous battons en retraite, hors de vue, dans les blés : la tente noire est superbe dans l’or et sous la lune.

D'accueil en accueil

Pour son courage exemplaire, je dédie cette journée à Mahmoud Vahidnia, jeune étudiant lauréat des olympiades de mathématiques, qui est le premier iranien à avoir "critiqué" le Guide suprême en sa présence, tout au long d’une allocution de 20 mn dont la retransmission télévisée a été interrompue le 28 octobre dernier.

Quatre mois auparavant, DIMANCHE 28 juin, 14ème jour de trek :

Nous n’avons même pas entendu la montre à 5h30, il est 6h30. Le soleil cogne déjà quand nous finissons le dernier km d’ascension. Puis, c’est une plaine moins foisonnante qui nous accueille. Au passage d’un hameau misérable, nous trouvons des glaces ! dans une micro-épicerie à l’écart du trajet, et sommes invités pour le thé chez le jeune homme qui nous l’a indiquée, sur les beaux tapis, sous un grand ventilateur au repos et sous les poutres apparentes dorées : les maisons des villages reculés, assurent toujours un confort qui nous surprend quand nous y entrons.



Les glaces et les sorbets sont une institution en Iran et le mot s’apprend dès la 5ème leçon (non ! à la 8ème, j’ai vérifié). C’est toujours un délice quand on a besoin d’un petit coup de fouet.
Notre suspicion d’être « sous contrôle » se confirme : avant même de nous servir, le vendeur de glaces nous félicite de venir de Sâmân, et plus tard, à la sortie d’une cérémonie, j’entends un homme bien habillé expliquer à ses voisins que c’est nous qui allons à Aligoudarz.



Halte dans un petit bois de saules centenaires : les troncs sont énormes. Des saules ? En fait, je n’en mets pas ma main au feu. Voyez les troncs, et rectifiez mon erreur, je vous prie. Arrivés sur la rivière, cette fois elle coule d’est en ouest, et se jette dans un affluent du fleuve Karoun. Elle est opalescente, sur un lit de galets blancs, devant une haute falaise lie-de-vin. Les couleurs sont picturales.



Nous tentons de la traverser à gué, et renonçons devant la puissance du courant. Prendre à droite vers l’amont et le pont puis descendre le cours, ou à gauche vers l’aval où la gorge se resserre ? Nous optons pour un renseignement dans des maisons plus ou moins délabrées au-dessus de la rive : surprise ! Encore une fois, la maison est grande et propre malgré deux bouquetins naturalisés odoriférants dans le salon. Nous nous trompions de direction : Aligoudarz est vers l’amont, nous pouvons enfin nous situer précisément sur la carte au confluent de deux affluents du fleuve. Le Karoun est l’un des trois grands fleuves du delta mésopotamien avec le Tigre et l’Euphrate. Je rappelle que l’Euphrate est à l’ouest, et le Karoun iranien est bien sûr à l’est, long de 850 kms, navigable, il reçoit la rivière Dez, et traverse Ahvâz.



Dans la maison aux bouquetins de Kakelestân nous sommes servis comme des rois : tchâi, dough, noun, mâst, karé, sarchir, omlett. Oui, oui, je traduis : thé, petit lait aromatisé, pain, yaourt, beurre, crème, omelette. Ensuite cerises (guilâss) équeutées, juste cueillies pour nous, petites, rouge vif, un peu acides. Sur les marchés, elles porteront un autre nom, âlbâlou, parce que ce sont des griottes. C’est invraisemblable pour nous, cette façon d’accueillir les inconnus en se mettant en quatre pour préparer un repas, alors que l’heure est passée... Bien sûr, ce sont les femmes qui font tout, puis s’éclipsent  ou restent invisibles. Cette fois, nous découvrons le sarchir, à base de lait de brebis, qui ressemble aux « peaux » du lait, un peu jaunes après cuisson. Nous partons repus, tentés de faire une sieste, et atteignons le confluent qui nous situe sur la carte. Halte le long de la rivière laiteuse et vive, dont nous remontons le cours. Bien sûr, trois motards débarquent et je dois « m’exprimer ». Bon, ça va, il n’est pas tard, j’ai encore assez d’énergie. Ensuite nous prenons un sentier sur la berge qui nous contraint à une escalade périlleuse. Dans les herbes sèches, je croise un énorme serpent cuivré qui me fuit.



Nous retrouvons « l’asphalte » puis l’abandonnons vite pour une piste qui longe la rivière rive gauche, et nous montons la tente dans un petit carré entre épineux, bien cachée, près d’une plage de gros galets,  après avoir pris un bain, et fait la lessive.



Je réalise que, peu à peu, nous sommes enclins à nous dissimuler pour passer la nuit tranquilles. Rappelez-vous que nous campions SUR le sentier des pêcheurs, près de Iâsetchah, que nous allions chercher les apiculteurs pour les prévenir de notre présence, que nous venons de dormir juste sous le nez des villageois avant-hier soir. Mais souvent aussi nous nous sommes cachés, persuadés d’être en infraction sous le barrage, cachés plus loin pour échapper aux  "voleurs délicats",  et maintenant cachés pour être simplement seuls dans le silence… Trop bien cachés, mal nous en prend, nous perçons le sol de la tente et mon petit matelas soi-disant autogonflant (tu parles !) sur les épines, et je n’ai pas vocation de fakir après tentative douloureuse, je dois sortir nettoyer la terre sous ma place.

Dessiner la menace

LES CONVERSATIONS MONDAINES : mail n°7

Chaque après-midi, la semaine dernière, le ciel s’obscurcissait, le vent soufflait en rafales, les averses crépitaient, et les éclairs précédaient le tonnerre. Nous cherchions en vitesse un abri de fortune chez les bergers, dans une tente de nomades, un camion ou un salon. Après un bon thé, le calme revenu, nous reprenions notre barda, bien contents de l’avoir oublié un instant.
Il n'y a pas eu un jour où nous n’ayons été invités au petit déjeuner, au déjeuner ou au dîner, ou aux trois.
La contrepartie bien vécue, c’est mon épuisement intellectuel le soir.
Et Yvon trouve que je manque de patience...
Grands sujets de conversation :
Nos pieds, puisque nous marchons à pieds, et où est la mâchine ? (la voiture),
puis l’itinéraire, et alors "vaï, vaï, vaï," c’est un peu consternant.
"Mais pourquoi ?"
Allez expliquer ça en lori : "c’est le sport..."
Ensuite les photos de famille, et nos femmes sans rousari (le voile), et nos fils à cheveux longs. Bref, c'est fou comme nous faisons jeunes, ils n’en croient pas notre paternité.
Ensuite encore les amours franco-iraniennes, et je les vante sincèrement, mais notre Nicolas, pfuittt...
Et où dormons-nous ?  Alors là, les bêtes se multiplient, je fais dessiner leur profil faute de vocabulaire.
Il faut bien savoir à qui nous avons affaire, non ?


Le don pour le dessin est incontestable, mais imprévisible. Et la modestie est telle qu'il faut insister, insister et glisser le crayon dans la main de force. Ici vous pouvez lire le nom de l'animal, le gorâz. Vous êtes bien avancé. Raccourcissez les pattes, effacez le cou, mettez-vous en situation, vous avez ... le sanglier, bien sûr.

Comme prévu sur notre itinéraire, et selon les bons conseils, nous allions nous perdre au fond du fond des campagnes. Ou plutôt des montagnes, hautes et enneigées.
Nous passions des cols, encore des cols, et entrions dans le domaine des loups, des ours, après celui des sangliers dont nous étions menacés. Voilà le loup avec une faute d'orthographe de ma part, par un Michel-Ange persan, cette fois-ci. Ici, les loups sont particulièrement farceurs, et se déguisent en moutons.


Au troisième col du second jour, nous étions comme des abrutis. En hypoglycémie, automate inondé et vacillant, obstiné, je plongeais mes regards ravigotés sur la vallée enchantée, pour laquelle les parois verticales ouvraient les perspectives. Les spirales improbables de la piste menaient vers un ruisseau scintillant comme argent, et les peupliers étaient rangés, les saules en bosquets par trois, les vaches suisses et les paysans tels des santons. Nous allions dormir chez Bambi, Cendrillon et Blanche-neige.


Eh bien, non ! Même là, un monstre rôde ! Moi, avant le dessin, par quelle fanfaronnade ?, j'ai cru bêtement à un lièvre, et je l'ai représenté avec ses oreilles pour le dessin animé.
"Même pas peur" je disais en persan. némitarsam.
Non, non ! Ils en riaient. Ce monstre, c'est le kaftâr, je crois. Je m'y perds dans ces dessins. Nous, nous étions quand même un  peu surpris par son profil. Et le traitions par le mépris ! Qu'il se présente !  (au retour, dans le dico, c'est la hyène ! Comment deviner ?) Franchement, j'ai un doute. lotfân, les persanophones, lisez-moi le texte trop mal écrit au dessus : c'est quoi, cette bestiole ?  A quoi avons-nous échappé ?



Encore et toujours, un autre sanglier, plus réaliste. Nous imaginions des hordes.
L‘ours impose aux apiculteurs de dormir en plein air au milieu des ruches.
Les hommes sont parfois dangereux, on n’en a pas vu, et les chiens c’est pire.
D’ailleurs mon pantalon est lacéré, je cherche un couturier.

Bon baisers du Lorestan,                     Pierre

Gâv, c'est bien la vache


SAMEDI 27 juin, 13ème jour de trek :

Tous les matins, nous nous réveillons au chant des oiseaux, qui forment un orchestre complet. Peu à peu nous individualisons des trilles qui se répètent. Cette harmonie est un gage de sérénité.
Aujourd’hui petit-déjeuner chez le chasseur qui bâille car il n’a pas dormi : il nous a surveillés, semble-t-il, et tué un « gâv » : ça, je croyais que c’était la vache, ça m’inquiète.
Pour ma mémoire ou pour son bon sens à lui, à votre avis ?
En tous cas, je vérifierai au retour (nous avons raison tous les deux : gâv signifie vache, mais gâv-e kouhi est une vache-de-montagne, le dictionnaire traduit par antilope, ce qui fait plutôt savane, mais bon, je suis rassuré). Pain frais, beurre blanc toujours apprécié, thé et mâst et dattes du Khouzestân. Nous faisons remplir notre thermos de thé pour la route, et promettons de penser à eux au moment de le boire.
A l’impromptu, et sans aucune préparation psychologique, il faut à nouveau que je m’habille en bâkhtiari. Je considère, en fait, que c’est flatteur, ce doit être une sorte d’intronisation. Attendez un peu, je regarde parmi les photos d’Yvon pour savoir si je vous la montre. Oui... bon, ça va...



Aujourd’hui, il fait chaud, et les pauses se succèdent avant celle de 13h que nous attendons tous deux avec impatience, sans trop nous le dire. Enfin, euh… c’est une supposition.






Ce sera sous des saules, près d’un torrent vif qui offre un bain à bonne température. Un garçon vacher m’indique une petite source où remplir ma gourde. Il est bavard et souriant, mais non, pas de photo, sa casquette l’a décoiffé et ses joues sont mal rasées. Décidément, ici, les hommes sont trop coquets. Moi je sais qu’il aurait fait une très belle photo. Tant pis.
Je vous montre la petite source, vous allez croire que nous ne l'aurions pas trouvée seuls ; Eh bien, ce soir, je prouve le contraire.



Nous reprenons un bout de route très peu emprunté, impatients de déambuler sous les chênes « balout » qui nous sont promis, et dont les glands effilés longs de 7 cm semblent difficiles à consommer tant ils sont durs.  Oui, "on" les consomme !  Bon, d'accord. Un pont nous mène à Tchantchédougen, où je demande carrément un verre de thé quand on me propose de l’eau : question de survie, le col est monstrueux avec un dénivelé de 648 mètres, au diable la bonne éducation !



Quatre heures plus tard, dans la « forêt » où les chênes sont bien espacés et pas bien grands, nous gravissons les lacets sous un soleil implacable, et qui promet, cette fois, de ne pas se cacher. 90 minutes plus tard, nous traînons la patte, sommes fourbus, battus, exténués et déshydratés malgré les litres engloutis, et le lacet suivant n’est jamais le dernier. Une pause avec enfin du réseau permet d’entendre la voix de Marie-Hélène qui jardine au soleil. Le temps est radieux en Bretagne.



Ici, le soleil baisse derrière le col, et, à bout, nous abdiquons ! Nous dormirons au pied d’un bouquet de grands arbres, au creux d’un petit vallonnement, loin des regards. Plus haut, s’élève la fumée d’un camp nomade. Nous avons du flair : comme à midi, une petite source nous attend. Pour reprendre courage, nous dînons, cette fois, avant de nous attaquer à la tente. Le col n'est pas franchi, mais nous avons abattu 23 km.



Les « khasté nabâchin !», « Bon courage !», ou mot à mot « Ne soyez pas fatigués !» nous stimulent souvent sur la route, merci.
Mais le soir je suis « nimédjân », « harassé » ou plus précisément « une demi âme », comprenez « à moitié mort »…

Carte des monts Zâgros

Une carte, c'est bien aussi. Surtout pour ceux qui seraient tentés de suivre nos traces. Il faudrait peut-être que j'ajoute celle de la Zâyandeh pour notre première partie de randonnée (c'est fait).
Sur celle-ci qui couvre la deuxième partie, nous allons de Châdegân, sur le lac, jusqu'à Aligoudarz, et nous parcourons 265 km..



 J'ai noté les six principaux cols en rouge :
- col n°1, à 2721 mètres d'altitude, après un dénivelé de 249 m.
- col n°2, à 2822 mètres, après un dénivelé de 581 m.
- col n°3, à 2904 mètres, après un dénivelé de 384 m.
- col n°4, à 2571 mètres, après un dénivelé de 343 m.
- col n°5, à 2611 mètres, après un dénivelé de 270 m.
- col n°6, à 2478 mètres, après un dénivelé monstrueux de 648 m.
Les sommets environnants ne dépassent pas 4000 m.

Les villages dont je parle sont :
- T = Tahlegui
- M = Meydânak
- K = Kamerân
- P = Pachandegân
- M = Massir
- T = Tchantcherâné
- K = Kakelestan

Nous passons les nuits sur les petits points verts, plus ou moins visibles quand vous cliquez sur la carte.
Nous allons pouvoir repartir : vous saurez où nous sommes.
Nous, à vrai dire, sur place, nous n'avons pas toujours su. Nous n'avions pas osé emporter cette carte qui est américaine (juste un petit coin photocopié), et n'en avons pas trouvé sur place avant de partir marcher. Mais nous avions les dessins des villageois !  



Sur cette vue aérienne, par contre, vous pouvez suivre précisément une partie de notre trajet du 25 juin.
Mais il ne faut pas confondre l'unique piste avec les torrents qui paraissent parfois aussi clairs quand ils brillent.
Nous arrivons en haut à droite et quittons la carte en haut à gauche, en passant par les repères jaunes.






























Les abeilles et l'ours

VENDREDI 26 juin, 12ème jour de trek :

Il fait moins froid qu’hier. Nous levons le camp à 7h. Nous arrivons vite à Kamerân, village de 500 âmes assez miséreux, où sèchent partout des bouses en pyramides par deux.


Nous trouvons le maqâzé (magasin) et achetons du thon, du fromage, des biscuits. Pas de fruits frais, ni en jus, ni en boîte. Déception : pas de réseau, pas de poste, pas d’internet. Un jeune gars au teint clair et yeux verts  nous parle d’un danger… Encore ? Lorsqu’il m’offre un bâton, je comprends qu’il s’agit des chiens. Pourtant je connais le mot, qui est simple et facile à prononcer : sag.

 
Je prends son bâton, alors que nous avons maintenant grande confiance dans les ultrasons émis par Yvon, au point de ne plus ramasser de pierres. La photo est là parce que je ris à me voir  tel un explorateur du XIXème siècle, j'aurais dû la colorer en sépia... Voilà :


A ma ceinture, une flasque à whisky évidemment. Quoi ??? .. à whisky ? en Iran ? Non, non, non, c'est mon précieux passeport. Nous sommes en 2009, et l'administration est reine.



Le col suivant culmine à 2904 mètres, avec un dénivelé de 384 mètres, et nous coupe le souffle en cisaillant les épaules. Puis nous longeons un petit glacier.


Un peu plus bas, nous rencontrons un superbe cavalier bakhtiâri, en pantalon traditionnel ample et plissé, de couleur bleu roi, resserré en guêtres, sur chemise blanche et gilet occidental. La jument nous craint et son poulain s’inquiète.
Pendant la pause, sous un saule, près d’un torrent, un berger bakhtiâri, vêtu de sa toque noire en feutre, et de son manteau de laine strié en touches de piano, vient nous parler. A l’aube, son collègue portait la grande cape noire capuchonnée, si raide et lourde qu’elle tombe en cloche. 
 
 

Avec une idée en tête, nous saluons de loin des apiculteurs. L’hospitalité est telle que maintenant, nous comptons sur elle… Et, en cet instant, c’est du thé qu’il nous faut pour affronter notre route. Les ruches sont légion ici. 
 
 
Pour rejoindre la tente des apiculteurs, au delà des ruches, dans les bourdonnements, nous revêtons le chapeau à voilette et nous nous inquiétons pour nos mains et avant-bras. Mais les abeilles sont pacifiques. 
 
D'autres ruches
 
 La tente est un four, car l’âb-goucht (« jus de viande) y bout à petit feu. Nous, c’est simple, nous fondons sur place. Les apiculteurs ne dorment pas sous cette tente, et leurs lits sont à l’extérieur de façon à surveiller les ruches toute la nuit : un gourmand rôde ! A force de mimique nous comprenons que c’est l’ours, khers en persan. Un animal de plus qu’il nous faut craindre ! Et nous avons du dentifrice au fluor pour l’attirer.


Dans le village suivant, Pachandégân, nous demandons à recharger la batterie du « mobaïle » d’Yvon, (je n’en ai pas) et sommes invités à déjeuner : thé, omelette aux frites, mâst, dough, concombre. Ce repas complet nous requinque. Nous sommes sept hommes qui mangeons pendant que deux fillettes nous dévisagent en riant. Nous ne verrons pas les femmes de cette famille citadine venue de Téhéran en villégiature…


La piste continue de vallée en vallée, et aujourd’hui nous franchissons deux cols.


En fin d’après-midi, nous faisons des courses dans le hameau de Mâssir, où le pantalon d’Yvon est officiellement déclaré inapte au service. A la sortie du village, nous passons devant une caserne inattendue, et, à voir la tête des troufions, nous sommes nous-mêmes totalement inattendus pour une fois. Dix mètres plus loin, leur stupeur fait place à la discipline : nous sommes apostrophés et invités dans la caserne. Peut-on dire « invités » dans ce cas ?  Le gradé du lot nous mène dans son bureau pour identification et interrogatoire : « Qu’avez-vous photographié ? »  Alors là, euh …(ça m’ennuie un peu, je tripote mon appareil, je connecte tous mes neurones) euh…  des montagnes, des rivières, des fleurs, des gousfands (j’ai retenu leur nom), pas de khers, des gens gentils souriants accueillants, voilà c’est tout… Il s’en contente, et nous signons, sans lire, une page d’aveux que j’espère inoffensifs. Devant mon hésitation (quand même), il prétend que ce sont nos propres mots. Non, non, pas de lecture, dis-je, c’est ok… Merci pour ce 6ème contrôle en caserne.
Le soir un paysan nous conduit sur une terrasse naturelle encadrée de noyers ; Nous montons la tente et dînons sous le regard attentif de quatre hommes dont l’un porte un fusil très lourd. Je l'ai manié. Leur attention est toute proche, c’est peu de le dire, et c’est même « envahissant » pour nous, cette façon de se coller à autrui.  Flapis, nous expédions le dîner sous leur nez, et cette promiscuité est pernicieuse : nous ne buvons pas, car ils ont apporté l’eau et nous ignorons sa provenance, puis nous nous lavons   les dents à leur côté… Après cette étude de mœurs, ils nous abandonnent enfin quand nous tirons la fermeture de la tente sur un chab-e kheir définitif, bonne nuit ! Deux cols et trente km, avec 14 kg sur le dos, nous semblent une bonne excuse... Non ?

Mon couplet politique

JEUDI 25 juin, 11ème jour de trek :

Réveil à 6h par 6° Celsius, après avoir frissonné dans mon duvet, malgré le drap de soie, car tout est humide. J'ai les doigts gourds pour rouler la tente. Nous continuons par la piste carrossable jusqu’à un premier col, puis entamons une franche ascension de 250 mètres de dénivelé en lacets.
 



A mi-hauteur, un berger bakhtiâri nous convie dans sa tente à un petit déjeuner où nous nous jetons sur le plus délicieux beurre qui soit, ferme et onctueux, blanc crème, et goûté avec une pointe de sel, mais sans sel ajouté. Il est le régal des bretons que nous sommes, et je pense à toi, Marie-Hélène.




La mère de notre hôte va balancer l’outre à dough, en chantant une mélopée qui lui fait verser toutes les larmes de son corps. Sa petite-fille est malade, soignée à Esfahân, et je devine une leucémie sous chimio.



Nous reprenons l’ascension en lacets jusqu’à 2721 m, pour franchir le col et entrer dans la haute montagne. Les rares voitures et camions s’arrêtent gentiment pour nous embarquer, mais nous ne voulons rien savoir. On nous offre alors des tomates. Yvon n'aime pas les tomates.
Au creux de la vallée suivante, nous avons perdu 480 mètres d'altitude. Un pont sur un torrent sert de halte à deux 4x4, que, vus de loin, nous aurions bien évités car les passagers portent un badge voyant. Mais non, il s’agit d’une équipe médicale complète qui parcourt les villages, et nous interroge avec enthousiasme. Du coup, je redeviens ophtalmo. Eux aussi veulent avant tout savoir si nous aimons l’Iran. C’est vraiment une préoccupation générale, et une soif d’estime et de compréhension. L’Iran est toujours une « île», mais son arrogance millénaire s’est muée en solitude, et cet isolement est très mal vécu par la population. Mis au ban de la communauté internationale, victime d’un embargo et d’une agression irakienne soutenue sans conditions par l’Occident, confronté à la surdité du Conseil de Sécurité lors de ses requêtes contre l’emploi des gaz de combat, la population a forcément renforcé sa cohésion sociale pendant la guerre et fait bloc autour de son gouvernement, convaincue à juste titre de la nécessité d’une indépendance énergétique, dont le refus équivaut à un asservissement.
Et pourtant tous les Iraniens, que nous rencontrons, aspirent à tisser des liens généreux avec nos pays qu’ils admirent.
Fin du petit couplet politique.
Le torrent est glacial (12-13°), mais nous offre généreusement son eau pour bain, shampoing, et lessive. Nous sommes ravigotés, ragaillardis, propres comme des sous neufs. Au déjeuner, les tomates pour moi, du pain, des biscuits pour Yvon : frugalité et bonne santé.



Nous reprenons notre chemin : la piste aura franchi trois cols dans la journée, perdant négligemment les ascensions de 300 à 500 mètres, que nous effectuons en ahanant. Par chance le temps est notre allié : frais le matin, encore doux à midi, et pluvieux l’après-midi. Cette pluie nous mouille et sèche au fur et à mesure. Une vraie pluie bretonne, une fraîcheur de bain bretonne, du beurre salé breton : que demander de plus ? Euh… pour la pluie, à vrai dire, ce n’est pas le crachin emblématique ou alors multiplié par 100.
Ici, les sauterelles ont une case de vide et pullulent : j’en vois des milliers, et pas une n’aura réussi son saut sans se casser la gueule sous mes pas, en perdant son cap. Si bien qu’il faut danser sur la piste, avec le sac sur le dos, pour les éviter.




A l’arrivée au col suivant, nous venons de franchir un dénivelé de 581 mètres d'une traite, je suis un automate en hypoglycémie. Une tomate, du pain, des pruneaux y remédient. Les paysages sont grandioses, les pitons à pic, les perspectives encadrées, l’éclairage du soir contrasté.
La piste décrit des courbes spiralées, la prochaine vallée est dessinée par Walt Disney.



Nous campons dans un boqueteau de saules où foisonnent graminées, ombellifères, luzerne, asphodèles.
Nous avons parcouru 24,5 km. Nous sommes vannés, c’est peu de le dire. Dodo illico.
Ah ! Au fait, la photo en haut de la page, c'est ici même, dans la vallée enchantée.