Seule, l'architecture évolue

VENDREDI 10 juillet, 22ème jour de trek :

Nuit très tranquille. Pas d’arrosage au matin. Nous repartons et nous cassons le nez sur des grilles qui interdisent l'accès à la rivière. Nous apercevons des wagons, et après un bon détour découvrons un barrage qui est probablement la station de pompage pour l'alimentation en eau de l'agglomération esfahânie. La rivière  a perdu de sa superbe brutalement. Nous jouons au Petit Poucet, sans les cailloux, dans un verger foisonnant dont nous nous extirpons en  acrobates par dessus une porte cadenassée.



Puis nous alternons peupleraies, rizières et villages où les vieilles maisons soignées sont souvent abandonnées. Dans ces villages de torchis les porches en arc abritent des portes de bois cloutées et les ruelles bénéficient de l’ombre des passages couverts. A l’étage il y a des balcons de bois ajourés surmontés de colonnes pour la terrasse. Les murs des enclos qui morcellent les vergers sont aussi d’un torchis d’où pointent les graviers et permet leur faible épaisseur.



Nous prenons le thé et du « pain sec », sorte de croustillant un peu sucré, avec des riziculteurs dont l’un annonce  qu’il est iranien et arabe d’Ahvaz. Sachant la haute opinion des iraniens persans pour leur propre ethnie et la condescendance qu’ils manifestent du haut de leur plateau pour l’Arabestan, nous admirons sa sérénité.



Nous négligeons le vieux pont séfévide, puis le pont routier, qui se succèdent, et vous saurez compter les arches du premier aussi bien que moi, regardez :



Puis passez dessous avec nous, et retournez-vous, vous regardez vers l'amont, nous sommes sur la rive droite. Environ quatre siècles séparent ces ponts.



Vous avez compris que les rizières sont le domaine des batraciens et des moustiques, pas si méchants ni si nombreux en fait les moustiques.
Eh bien, nous devinons que c'est aussi celui de petits rongeurs, qui doivent être à la fois aquatiques et amateurs de riz, car ils encourent le risque d'échouer dans une casserole peu sympathique :



Peu après un père de deux enfants s’enorgueillit des études de Lettres Françaises de sa femme. Il est anglophone, amateur de trek et de paysages, rêve du Canada, admire notre périple, conduit un 4x4, porte un bermuda, nous offre du melon, mais quand sa femme, convoquée, s'approche enfin avec réticence, c’est en tchâdor, noire de la tête aux pieds. N’apparaissent ni son cou, ni ses cheveux, et elle cache constamment la moitié de ses lèvres avec sa main dissimulée sous l’étoffe, et l’autre reste tout aussi invisible. Dans un français qu’elle n’a pas pratiqué depuis ses études, elle nous avoue regretter de les avoir abandonnées pour rester à la maison en oubliant son vocabulaire. Cette disparité de destin entre hommes et femmes peut bien s’appuyer sur la tradition, elle n’en reste pas moins désolante. Autre exemple sous nos yeux : batifolant dans la rivière, les garçons en débardeurs exhibent leur musculature entretenue en éreintant leurs cordes vocales pendant que les filles, emmitouflées par cette chaleur et assises, les admirent ou les méprisent depuis les berges…



Quant à nous, nous avons saisi l’instant propice hors des regards pour le bain rituel, mais quand même prudents nous flottons en chemise, car c’est djom’é, jour de prière et d’affluence hors des mosquées. Nous déjeunons là au bord de l’eau, sur un lit de galets, à l’abri du soleil sous les branches. Nous paressons et je peins « La crudité des rizières » quand la horde mâle bodybuildé passe et repasse dans les éclaboussures et les stridences. La chaleur du vent ne nous alanguit pas non plus, et nous passons de rizière en rizière. Puis il faut nous accommoder d’une aire de jeux payante étirée sur notre rive, et sur l’autre rive d’une station d’épuration et de la ville qui crache tour à tour des fumées roses, blanches et noires sur ses minarets dorés et ses coupoles grises. Nous sommes donc du bon côté, après avoir contourné l’aire de jeux. Dans l’ensemble, nous sommes assez satisfaits de notre flair pour le choix de la rive…



Deux riziculteurs, le père et le fils, d’origine koweitienne, nous offrent thé et pain rassis, puis remplissent notre thermos. Le thé bouillant est soigneusement versé dans une passoire rincée à l’instant dans la rigole : adieu la stérilité, bonjour l’immunité ! Confiants dans notre bonne étoile, nous cherchons ensuite une aire de camping sèche dans la rizière : c’est une gageure a priori. Et, bien sûr, nous trouvons ! Une aire de battage du riz, parfaitement horizontale, très souple sous le pied, meuble pour les sardines, sèche archi-sèche, de dimension modeste, qui serait une grande première parmi nos havres nocturnes : notre première aire de battage. Et battage du riz ! Bref, l’idéal. Mais pas pour Yvon, qui lui attribue tous les défauts. Non ! un seul : pas assez discrète, pas discrète du tout… C’est sûr, la tente noire dans la rizière verte, c’est encore une entaille sur le front d’Ali. Alors, nous attendrons la nuit, bercés par le son du cor au fond des b… non, par le son des trompettes sur les rizières, dont joue en duo ce soir, romantique et paisible, la jeunesse motorisée qui pique-nique. Je vous l’ai dit, c’est djom’é.  D’un geste universel, le dernier travailleur agricole épand à la main les engrais ou les pesticides.
A la nuit tombée, nous « posons » la tente, sans sardines, sur un carré de … béton, sous les platanes. C’est une horreur. Et nous dînons à la lueur des étoiles et des réverbères autoroutiers proches. L’environnement perd de son charme, ce sera notre dernière nuit sous la tente. 

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