Rawlinson, un autre Champollion

SAMEDI 4 juillet, de Kermânchâh à Esfahân, 30ème jour en IRAN :

Kermânchâh : notre désillusion ! Il en faut une au moins pour prouver notre objectivité.
Une brume épaisse plus ou moins jaune cache le soleil qui n’est plus qu’un halo à midi, cache les longues avenues et les minarets qui s’estompent, cache la falaise de Bisotoun-Béhistoun dont le sommet est  un fantôme.






C'est  vraiment affreux, et je vous imagine, pauvres petits touristes venus passer une seule malheureuse semaine juste à ce moment-là.
Car oui, "le Nuage" va sévir toute une semaine, et peut-être revenir.  Dans les rues, dans les bureaux, la moitié des habitants porte le masque des chirurgiens, ou un mouchoir.



Nous appelons cette pollution « Le Nuage », faute de connaître vraiment sa nature et son nom.
Officiellement sur les ondes télévisées, ce nuage vient « d’Arabestan », qui est une vaste zone de l'autre côté de la frontière et du Golfe, à l'ouest et au sud.  Par euphémisme, disons que c'est ici une zone assez peu considérée. Pour parler de ce phénomène climatique, nous disons donc, entre nous deux, « le Nuage venu d’Irak ». Il surgit épisodiquement en été depuis quelques années, nous dit-on. Il est tenu responsable d’hospitalisations, et nous saurons plus tard qu’il vaudra deux jours chômés à Téhéran.




Outre les masques, cette photo est là pour les tenues caractéristiques des femmes : rousari négligeant, tunique cintrée, blue-jeans et baskett, le tout de couleurs neutres souvent, parfois noires, parfois vives.

Nous allons à Bisotoun en taxi pour voir, gravés dans la roche, les textes trilingues cunéiformes fondateurs de l’empire achéménide, qui ont permis de déchiffrer ces écritures (élamite, vieux perse, akkadien), et encadrent le bas-relief où Darius domine les rois menteurs. Pour les étudiants de l'Inalco, cette stèle est tout simplement incontournable, et je m'y rends en pèlerinage. Merci, Madame Herrenschmidt !



Las ! Désolation ! Devant nos yeux, loin là-haut, sous la brume qui gâche tout, la taille du chef d’œuvre emblématique me déçoit. Darius le Grand paraît petit, les rois sont flous, le texte est un salmigondis de pattes de mouches. Je crois même que vous n'y voyez rien du tout. Il s'agit de la petite zone gris clair presque au milieu de la photo...



Alors, je mets le zoom, et je triche en accentuant le contraste et les teintes. C'est mieux, non ? Mais de là à se prendre pour Rawlinson, le Champollion de cette stèle, pendu à la falaise, c'est plutôt illusoire. Donc je n'entre pas dans les détails, figurez-vous que j'en aurais pour des heures, avec enthousiasme. Vous y échappez, ouf ! Regardez quand même le bonnet pointu du dernier roi menteur à droite, il a été ajouté après coup, un tout petit peu après : c'est le roi sace. Les Saces sont des cousins asiatiques des Scythes...
Un gros lézard bleu nous nargue. Pas d’escapade pédestre possible aux alentours, nous allons fuir le nuage d’Irak, et retourner vers l’est.



Au moment de héler un taxi, nous sommes pris en otages par trois chauffeurs de trois véhicules, qui en viendraient aux mains pour nous servir. Yvon se dégage brusquement en pestant, et j’en suis tout réjoui.
Y aurait-il une faille dans sa sérénité ?
Nous choisissons la voiture la moins chère en rognant sur le prix, et les autres nous bloquent un moment. Nous donnerons quand même un pourboire. Au guichet du terminal, je conteste encore le prix du trajet pour Esfahân, moins cher hier, et gagne 2,6 euros : juste pour le jeu et pour l’honneur. C’est un peu lamentable, non, cet état d’esprit ?
653 kms ! Nous allons vivre dix heures d’affilée sur nos sièges, et achetons cinq bananes au colporteur qui parcourt le couloir du car. Ces colporteurs, ou des mendiants, montent ainsi aux arrêts sur la route.
Long, long, long trajet dans le nuage, jusqu’à la nuit. Halte pour un thé. Nous arrivons au terminal Sofeh à 23h50. Altercation avec un chauffeur de taxi, qui a embarqué nos sacs dans son coffre, et en profite pour gonfler son prix : nous les récupérons manu militari, et empruntons la passerelle pour être du bon côté. Bien sûr, il faut recommencer les transactions : je demande le nombre de "courses" pour paraître affranchi. « Trois », et nous proposons 3000 tomans. Le chauffeur commence par refuser puis nous rattrape avec sa voiture, c’est un taxi jaune, le top ! Il conduit « comme Fangio » à 80 km/h dans les rues, les ruelles, les raccourcis qu’il connaît comme sa poche, et nous dépose devant l’hôtel Safir, luxueux, qui remplace celui du guide plus modeste. Il est bien honnête et ne surenchérit pas sur le prix convenu.
Mais il n’a pas disparu au coin de la rue, qu’Yvon réalise l’absence de son petit sac bleu ! Le sac du passeport, du visa, de toutes nos devises ! C’est le drame ! Sans passeport, pas d’hôtel, sans visa pas de séjour, sans devises pas de retour… Nous entrons dans l’hôtel, catastrophés, et, première lueur d’espoir, le réceptionniste est francophone, accueillant, vif et efficace ; et surtout il ne dramatise pas.
« Les deux uniques français d’Esfahân, qui font du ramdam à minuit pour des clopinettes, ça n’a pas dû passer inaperçu, tout le monde vous a vus, et va vous aider ».
Yvon est dans le cirage. Il ne sait plus où il a perdu son sac. Nous retournons au terminal, nous trouvons des témoins, et sur le parking plus loin : qui bichonne sa voiture ? Notre chauffeur ! Et le sac, bien sûr, qu’il s’apprêtait à rapporter ! Je lui tombe volontairement dans les bras pour des embrassades (miboussam, j’embrasse). Vous vous rappelez comme j’aime ça. Et Yvon lui laisse une gratification.
A l’hôtel Safir, Darius, le réceptionniste, nous fait une ristourne de 50% sur le prix de la chambre, maintenant, et pour les prochains jours, et pour notre prochain passage !
Pour compenser nos émotions ?  L’honnêteté iranienne nous ravit.
La douche à 2h du matin est vivifiante. Yvon va dormir comme un bébé.

2 commentaires:

  1. Ah ! au fait ! Vous êtes peu nombreux à vous manifester ici ou sur ma messagerie. Alors, pour que je sache à qui je m'adresse, et pour me faire plaisir, vous allez copier-coller cette phrase et me l'envoyer ici :
    "Oui, Pierre, je te lis un peu parfois, et ça va, tu peux continuer..."
    Cela suffira amplement, promis.
    Ceux qui ont déjà été bavards peuvent s'abstenir, bien sûr.
    Merci de votre compréhension !

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  2. GENIAL de voir ainsi la frise de Darius. Je l'ai toujours vu photographiée à niveau, sans en percevoir la distance et l'alpinisme nécessaire.
    Côté argent, je suis un peu perdue...J'ai compris qu'il fallait négocier tout le temps et que l'on perdait souvent. Mais les subtilités des conversions et des chausse-trappes m'échappent.
    Et puis l'essentiel est là. Quand tu es vraiment proche de la catastrophe, la bonté et l'honnêteté de l'Homme resurgissent ! Vive Jean-Jacques Rousseau !

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